SUBLIME TRAGÉDIE
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ÉNIGMATIQUE CUBE NOIR
Un public disposé en "U" autour d'un haut cube noir que ne laisse rien paraître de la scène sur laquelle vas se dérouler l'action. Alors que les ouvreurs ont fini d'installer le public, que la lumière ne s'est pas encore faite silence, la salle s'immobilise, se fige, se fait attente, comme déjà tendue vers le drame auquel elle est venue assister, une présence spectatrice qui surplombe la mystérieuse scène, comme si chacun regardait depuis la balustrade d'un pont ce qui se passe en bas sur le quai.
Le bloc noir et rectangulaire se lève sur deux dockers qui prennent leur douche. Sorti du public un homme va nous conter cette histoire. Celle d'un homme qui ne croyait pas avoir de destin. Eddie Carbone n'est rien de plus qu'un émigré, un ouvrier, un homme banal, installé depuis plus de 20 ans dans ce pays, le long de ces docks de New York qui, bon an mal an, lui permettent de nourrir Béatrice, la femme qu'il a épousé, et Catherine, la nièce orpheline de cette dernière, qu'il a élevé comme sa fille. Cathy, ce rayon de soleil, cette boule de vie et d'énergie qu'il n'a pas vue grandir, cette madone innocente qu'il aime plus que tout, plus que sa vie, d'un amour paternel si exclusif qu'il en devient suspect. Et lorsque arrivent les deux cousins de Béatrice, migrants d'une nouvelle génération, Eddie rencontrera son destin en refusant de laisser partir cette enfant qu'il chérit plus que de raisonnable.
UNE DRAMATURGIE PAROXYSTIQUE
Dès les premières secondes Ivo Van Hove installe le climat dramatique qui ne va pas lâcher le spectateur pendant tout le spectacleµ. Un décor épuré : un sol blanc, immaculé, étincelant, vierge, pur. Une ouverture au font, limite entre l'intérieur et l'extérieur de la maison d'Eddie, qui permet de montrer l'un ou l'autre de manière indifférenciée. Le bloc sous lequel couvait le drame se referme lorsque celui-ci a pris corps, renvoyant les protagonistes à leurs combats intérieurs, laissant le spectateur étourdi par l'intensité de la dramaturgie portée à son paroxysme dans un final saisissant. La musique est omniprésente. Souvent fond sonore discret mais constant elle se fait grandiose et liturgique avec le requiem de Fauté et participe à installer le tragique de ces destins, implacable, irrésistible, définitif.
MIGRANTS D'UN AUTRE MONDE, D'UNE AUTRE EPOQUE, ET POURTANT UNIVERSELS
En gommant ou lissant tout ce qui figerait trop dans le temps et l'espace le texte d'Arthur Miller (écrit en 1955), en choisissant un décor épuré à l’extrême, Ivo Van Hove donne toute son universalité à cette histoire de migrant, d'amour, de sacrifice, d'honneur, de quête de liberté et d'émancipation. Charles BERLING est un Eddie tourmenté, torturé, rongé de l'intérieur par l'amour filial excessif qu'il a pour Catherine, cette nièce qu'il a élevé comme sa fille. Il est un être pur malmené par ses émotions. Se dressant comme un pont entre les deux mondes il est incapable de rationalité et, entraîné par son destin, va devenir impur et transgresser la loi des siens, se faire traître à tous dans son désir aveugle de faire malgré elle le bonheur de la jeune fille. Caroline PROUST fait de Béatrice le symbole de ces femmes ulcérées de la violence des hommes, la mère conciliatrice, la femme amoureuse qui se bat mais reste impuissante à infléchir le cours du destin. Une femme intègre, fidèle, qui souffre et s'oublie pour le bonheur des siens, image de tempérance en constante recherche d'un équilibre précaire. Pauline CHEVILLER est une lumineuse Cathy. Elle irradie la scène et le public de sa jeunesse, de sa beauté, de l'optimiste et de l'innocence de son personnage, sublime comme une madone sacrifiée sur l'autel de l'amour écrasant de ce père. Elle est bouleversante de justesse
Le Rodolfo de Nicolas AVINEE est jeune, ivre de cette ville symbole de liberté qui s'offre à lui aidé par l'innocence et l'enthousiasme de Cathy. Comment ne pas aimer ce papillon virevoltant illuminé de sa pureté. Respectueux des traditions et des anciens il est un migrant qui choisit la vie et l'avenir, tournant à jamais le dos au passé qu'il a quitté. Il est l'intrus qui va catalyser les espoirs et les frustrations des uns et des autres, en opposition avec son frère Marco (Laurent PAPOT). Ce dernier n'est que douleur de l'éloignement, hanté par une femme qui l'attend dans ce pays si pauvre qu'il rend les enfants malades et pousse les père à trouver la voie d'un (im)possible et (in)certain bonheur ailleurs. Quand à Alain FROMAGER il est l'avocat narrateur de cette tragédie. Lui aussi est impuissant à interagir et modifier ce qu'il pressent comme inéluctable, impeccable de justesse, de douleur, d'empathie. C'est un homme de loi, partisan de la transaction et des concessions. Pierre BERRIAU, l'ami Louis et Frédéric BORIE, le policier, complètent cette distribution parfaite. Et si ce soir-là le jeu de Charles BERLING n'a pas toujours sonné juste, c'est du grand théâtre, saisissant, bouleversant, qui nous a été donné. Avec un final grandiose qui voit ces hommes et ces femmes unis et indissociables jusqu'au bout de cette lutte entre la loi des hommes et l'honneur des familles, jusqu'au drame inéluctable : "ce qui est arrivé, on l'a tous fait". Drame universel de l'amour, de la fragilité d'une humanité qui s'accroche aux valeurs importées d'une nation d'origine dans un monde qui peut être si différent et si dur.
En bref : une vie banale qui bascule, des destins tragiques, la quête de la liberté, de l'émancipation. Une tragédie humaine, une humanité tragique, portée à son paroxysme par une mise en scène saisissante et des comédiens sublimés. Du grand, du beau théâtre.
C'EST OU ? C'EST QUAND ?
Reprise du 4 janvier au 4 février 2017
Boulevard Berthier
Du 10 octobre au 21 novembre 2015 - 20h - Durée : 1h55
Vu octobre 2015 - Odéon / Ateliers Berthier
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