DE LA NON-FIABILITÉ DU MONDE
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A LA CROISÉE DES INNOCENCES PERDUES
Pièce chorale où Dea LOHER mêle les destins de gens ordinaires, des petites gens dans le port d'une grande ville d'Europe, de n'importe quel port d'Europe. Parcours de gens ordinaires que la vie n'a pas épargnée. Chacun traîne sa blessure, physique ou psychologique, dans la grisaille d'un quotidien qui ne semble offrir aucune lueur d'espoir. Quête d'innocence ou innocence perdue ?
FADOUL (extraordinaire Bakary SANGARE) et ELISIO (Nazim BOUDJENAH) sont deux travailleurs clandestins. Un jour, un soir, ils aperçoivent une femme nager désespérément dans les eaux grises du port. Elisio veut plonger pour la sauver, Fadoul le retient. Elle se noie. Dès lors Elisio ne pourra plus dormir tant qu'il n'aura pas identifié cette victime afin d'expier sa faute. Innocence perdue face à cette culpabilité qui le ronge. Innocence perdue de la suicidé. Innocence perdue de Fadoul qui espérera trouver dans un sac plein d'argent que le hasard met sur sa route, la possibilité de laver sa lâcheté en rendant la vue à ABSOLUE, l'aveugle aux belles et longues jambes rencontrée par ce même hasard au même moment sur ce banc d'arrêt de bus. Innocence perdue de cette aveugle par la volonté de ses parents qui chaque soir danse dans la lumière d'un bar pour des hommes qu'elle ne peut voir.
D'autres innocences perdues croiseront leur route, celle d'un père et d'une mère qui ne peuvent faire le deuil de leur fille assassinée et celle de la mère de l'assassin, celle de FRANZ, qui s'occupe des morts à défaut d'avoir pu s'occuper de soigner les vivants, de sa belle mère (toujours formidable Danièle LEBRUN) ancienne communiste aigrie par un corps rongé par la maladie et qui empêche sa fille Rosa de vivre sa vie, cette dernière suivant écoutant sa mère en toute innocence. Et Dieu dans tout ça ? Est-ce cela la non-fiabilité du monde que dénonce ELLA la philosophe vieillissante ?
POUR PUBLIC AVERTI ET EXIGEANT
Le choix de ce texte contemporain ressemble à un dernier pied de nez de Murielle MAYETTE avant de quitter son rôle d'administratrice de la Comédie Française. Il s'inscrit dans la lignée de la trilogie "LAMPEDUSA" et de fait n'aurait pas surpris d'être programmé au Studio Théâtre ou au Vieux Colombier. Ce texte exigeant et noir, dans une mise en scène chorale du québécois Denis MARLEAU, comme on en voit de plus en plus sur les scènes publiques, a tout pour choquer ou tout du moins déstabiliser le public fidèle de la plus grande et plus classique des salles parisiennes et françaises.
Toutefois le texte ne révolutionne pas par sa réflexion sur Dieu, la culpabilité, le suicide et la destinée des êtres ordinaires dans une société qui ne semble leur réserver que douleur et désillusions, où même la lumière retrouvée ne leur permet pas de retrouver cette innocence perdue. Il peine à poser des questions claires et n'apporte aucune réponse.
Le décor constitué de panneaux de drap blancs à la découpe inégale, comme un Tetris géant où les pièces taillées à l'emporte-pièce s’emboîtent comme les vies des personnages. Ils servent de support à la projection de vidéo qui concourent à créer l'ambiance de grisaille de cet univers vide de sens et d'espoir. Les dessins de Stéphanie JASMIN, en nuancier de noir, blanc et gris, ont un air un peu enfantin dans cet ensemble d'adultes abîmés. Ils illustrent avec simplicité et une touche expressioniste l'environnement dans lequel évoluent les personnages, du port à l'appartement, de l'arrêt de bus à la tour des suicidés. Une utilisation globalement réussie, même si on peut regretter la projection des titres des scènes, et le fait que ces découpes des draps auraient peut-être pu être utilisées pour illustrer les fractures de ces vies.
LA FORCE D'UNE TROUPE DE TALENT
Malgré les longueurs du texte et de la mise en scène qui laisse les comédiens en permanence sur scène et de longues minutes sans bouger, ce qui retient l'attention c'est justement le talent de cette troupe. Bakary SANGARE est extraordinaire de justesse (on aimerait le voir plus souvent ainsi mis en valeur). Daniele LEBRUN est une formidable en vieille femme aigrie délicieusement détestable. Cécile BRUNE délivre de sa belle voix rauque le message de la philosophe, captivante par la forme. Georgia SCALIETT déroule ses longues jambes mais reste fidèle à son jeu qui manque de nuance pour ce personnage qui est peut-être celui au a le message le plus fort (pourtant la troupe ne manque pas d'autre jeunes comédiennes à mettre en valeur). Nazim BOUDJENAH est un sans-abri tout en sensibilité rongé par la culpabilité. Pauline MEREUZE est une Rosa toute en fragilité, dans un costume et une attitude qui rappelle l'univers des mangas, est une touche de couleur noyée dans son désespoir,
EN BREF : un texte contemporain exigeant dans une mise en scène usant intelligemment de la vidéo, portée par une troupe toujours talentueuse, Bakary SANGARE et Danièle LEBRUN en tête.
C'EST OU ? C'EST QUAND ?
Salle Richelieu
du 26 mars au 1er juillet 2015
Programme de l'alternance en cliquant ICI
Vu le 31/03/15 - Comédie Française
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